Comment l’École est devenue une entreprise du CAC 40

L’École ne fonctionne plus, ou plus guère, le constat est largement partagé aujourd’hui. Pour preuve, Vincent Peillon s’est attaqué à sa « refondation » : tout changer en apparences, sans remettre en cause les fondements branlants et en satisfaisant les « usagers » (parents, enseignants, étudiants, élèves.) Tout un programme digne d’un plan de comm’ d’une entreprise du CAC.

L’École française est aujourd’hui subordonnée à un fonctionnement européen qui a pour but d’harmoniser les systèmes des différents pays membres, tout du moins de faire coïncider les niveaux de formation et ce qu’on y enseigne. La Commission européenne, grand ordonnateur des politiques communautaires, s’est donc employée à définir les objectifs du système éducatif européen non sans faire preuve de beaucoup d’inventivité.

Il est tout d’abord intéressant de noter que les termes employés par les différentes instances de l’Union nous parviennent directement du vocable d’entreprise : on ne parle plus de savoirs mais de « compétences-clés » qu’on définit en fonction des « besoins » des différents « marchés ». Ainsi, selon une directive du Conseil européen de mars 2000, « l’Union européenne s’est fixée un objectif stratégique pour 2010 : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde. » Cet objectif ainsi énoncé résume à lui seul la libéralisation qu’a subie l’École dans sa totalité.

La compétence : fer de lance du productivisme scolaire

Jàn Figel’, commissaire européen à l’éducation, la formation, la culture et la jeunesse était heureux de présenter, en 2006, le fascicule préparé par la Commission et intitulé « Compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » où il y détaillait son programme : « ce cadre définit les compétences-clés dont les citoyens ont besoin pour leur épanouissement personnel, leur intégration sociale, la pratique d’une citoyenneté active et leur insertion professionnelle dans une société fondée sur le savoir. » À sa décharge, le terme savoir est encore utilisé, mais il se traduit en faits par un amas de compétences à maîtriser dans le seul but d’être formé au monde du travail. On trouve ainsi dans ces compétences-clés « l’esprit d’initiative et d’entreprise », qui n’est autre que la « capacité d’identifier les possibilités offertes aux fins d’activités privées, professionnelles et/ou commerciales. » L’École doit donc former des salariés, faire rentrer dans le cerveau de la masse la nécessité pour elle de pointer à l’usine tous les matins et non plus essayer de l’instruire par un savoir parfois abstrait qui forme des esprits.

Le lien école/entreprise est ici clairement mis en évidence. De même, le J.O. 290 du 4 décembre 2007 précisait la nécessité d’avoir « une éducation et une formation initiales et continues visant à acquérir des qualifications et des compétences qui soient de la plus haute qualité […] afin de maintenir et de renforcer les capacités d’innovation […] qui sont nécessaires pour accroître la compétitivité, la croissance et l’emploi. » Le lieu du savoir s’est transformé en lieu de la production où on forme les consommateurs de demain dès le plus jeune âge. Comment ne pas parler ici d’école productiviste ?

Concrètement, cela se traduit en France par le Socle commun de compétences, de connaissances et de culture (ancien S3C auquel on a ajouté la dimension culturelle.) Le but initial de cette « École du socle » est de permettre une évaluation aussi équitable que possible entre tous les élèves en détaillant les compétences nécessaires aux différents niveaux et dans les différents cours. Cela revient à « cocher », de manière symbolique (les  partisans diront qu’ils ne cochent rien, eux) les compétences acquises par un élève en cours d’année. Les enseignants doivent par exemple juger de manière précise les « compétences sociales et civiques » de leurs élèves, assurément indispensables pour savoir poser une division ou analyser un poème.

Bienvenue sur le marché, les enfants !

« Il convient de veiller à une meilleure sensibilisation aux avantages que présente l’acquisition des notions fondamentales de l’entrepreneuriat pour l’ensemble de la société et pour les apprenants eux-mêmes et ce, dès les premières années d’enseignement. » Ces quelques mots ont été encadrés dans une partie intitulée « L’entrepreneuriat dans l’enseignement primaire (élèves de moins de 14 ans) » qu’on peut trouver dans le document « Stimuler l’esprit d’entreprise par l’enseignement et l’apprentissage » édité par la Commission européenne en 2006. Celui-ci détaille ensuite la nécessité de mettre en rapport les élèves avec le monde de l’entreprise afin de les sensibiliser au « rôle » qu’elle joue dans notre société.

L’École est ainsi devenue une grande firme avec, à sa tête, un directeur qui raisonne en termes comptables et calcule où il peut (ou doit) faire des économies pour la rentrée suivante. Elle n’est plus le lieu de l’engagement désintéressé de la République pour former ses esprits aptes à exercer ensuite leur liberté. On apprend ainsi qu’au Luxembourg, harmonisation européenne oblige, on prend ce qu’on trouve de mieux partout, les élèves de 11 ou 12 ans ont dans leur programme l’apprentissage du lancement d’une entreprise à travers une bande-dessinée. Quoi de mieux à l’École que de former de futurs égoïstes avides de monnaie sonnante ?

En France, il est possible de constater que la libéralisation de l’École a conduit à une politique d’individualisation à l’extrême des parcours : chaque parent s’immisce dans le système éducatif pour réclamer ce dont seul son enfant a besoin, sans tenir compte de l’égalité républicaine que suppose la formation en communauté. Les intérêts particuliers deviennent alors la norme, sans que nul ne s’insurge. De même, le programme ECLAIR donne leur autonomie aux établissement scolaires : les chefs d’établissements recrutent eux-mêmes, par proposition aux recteurs, ceux qui deviennent « leurs » enseignants. Le proviseur de lycée devient directeur financier, président-directeur général et directeur des ressources humaines de sa petite entreprise en sapant l’égalité nationale dans la mobilité et le recrutement des enseignants. L’inégalité de traitement comme maxime de l’École ? Assurément le meilleur moyen de détruire progressivement la société.

Comment alors ne pas parler de coût ?

Qui dit rentabilisation dit nécessairement programmation des coûts des opérations. L’OCDE est là pour préciser que « les pouvoirs publics doivent veiller à ce que les dépenses consenties dans le développement des compétences soient à la fois efficientes, efficaces et partagées de manière appropriée entre le secteur public et le secteur privé » (document OCDE : « élaborer une stratégie en faveur des compétences. ») D’une part, on entre ici dans le vif du sujet en évoquant la nécessaire « efficience » de l’Ecole qui forme de manière utile et non plus désintéressée des travailleurs, si on pousse cette logique jusqu’au bout exit alors la philosophie par exemple, trop abstraite ou encore l’étude des classiques de littérature ; d’autre part, le secteur privé fait explicitement son entrée dans la cour. Il ne nous reste plus qu’à espérer que les dépenses encore « consenties » dans les prochaines années ne soient plus employées à former des DRH à la chaîne. Tout cela a pour but de favoriser la « réactivité, afin de veiller à ce que les acteurs de l’enseignement et de la formation soient en mesure de s’adapter à l’évolution de la demande, [de la] flexibilité de l’offre [et de la] diminution du coût de perfectionnement […] en proposant des systèmes de capitalisation nets de transfert d’unités de valeurs. » La lecture des documents officiels des différentes instances internationales est toujours riche d’enseignements et permet de cerner comment elles ont appliqué à l’École un fonctionnement de société capitaliste, vision qui préside aujourd’hui dans la conception des politiques éducatives.

Qu’espérer alors de l’École aujourd’hui face à ce pessimiste constat ? Un sursaut français avant tout républicain qui ne semble malheureusement pas pointer le bout de son nez (en témoigne l’hystérie autour des rythmes scolaires), pour redonner à l’École sa fonction première : instruire par un ex-ducere. Le monde capitaliste s’effondre, inutile dès lors de détruire ce qu’il reste de l’École française, autrefois modèle devenu simple enregistreur des directives européennes. Reste à attendre de pouvoir acheter des actions Éducation nationale, avec un peu de chance nous pourrions en faire quelque chose de véritablement instructif.

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